Guerre et pollution : le défi colossal qui attend l’Ukraine

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Daniel Hubé, BRGM

S’il existe de grandes disparités de contexte entre la guerre de 14-18 (« la Grande Guerre ») et celle d’Ukraine, une similitude est frappante : le rôle crucial joué par l’artillerie au sein des armées des deux belligérants, issues d’un même creuset, celui de l’ancienne armée de l’Union soviétique.

Les doctrines militaires en vigueur au sein de l’armée russe sont fondées sur la primauté de l’offensive sur tout autre mode d’action, la prévalence de la puissance de feu et de l’artillerie pour dominer le champ de bataille et l’exercice d’un commandement hypercentralisé qui ne laisse que peu de marges de manœuvre et d’initiatives aux subordonnés et acteurs militaires sur le terrain. L’importance de cette arme a été accentuée par l’efficacité limitée de l’aviation tactique (d’appui au sol) des deux camps.

Si la Première Guerre mondiale ne fut pas celle de l’artillerie, elle le devint. À la différence des tactiques offensives russes, l’offensive allemande sur la Belgique puis la France à l’été 1914 ne misa pas sur la puissance de feu de l’artillerie – cette dernière étant considérée dans les états-majors allemands comme français comme des armes secondaires.

Elle s’imposa finalement dès 1915 comme une arme décisive avec les premiers bombardements massifs, seuls capables de briser un front figé au point mort selon une posture défensive. Dès 1917, l’arme lourde visa les positions arrière et mena des bombardements en profondeur sur des objectifs logistiques militaires mais aussi sur des civils, à des fins de terreur.

L’expérience de la Grande Guerre nous offre par conséquent un éclairage historique et environnemental sur ce qui se joue et va se jouer en Ukraine.

Pollutions multiples et mal connues

Les pollutions générées en temps de guerre sont des conséquences de l’intensité des destructions occasionnées par des armes d’une grande puissance, le bombardement d’installations industrielles et le déversement des produits chimiques renfermés dans les cavités creusées par les tirs. En Allemagne, les bombardements aériens stratégiques de la Seconde Guerre mondiale ont laissé des pollutions industrielles étendues des sols et des eaux souterraines.

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Des contaminations liées directement aux armes, on sait peu de choses. Seules ont été étudiées les intoxications de civils et militaires par l’uranium appauvri (DU « depleted uranium ») : un métal dense, pyrophore, utilisé dans des projectiles perforants anti-blindage. Ces projectiles sont aujourd’hui inventoriés sur le terrain ukrainien par les instances internationales sur le déminage.

Plus préoccupante encore en Ukraine sera, à la sortie de guerre, la problématique du nettoyage des anciens champs de bataille, du débarrassage des restes et explosifs de guerre (REG) et des engins obsolètes. En France, qui a connu trois conflits majeurs dans les 100 dernières années, l’histoire et les études environnementales récentes semblent nous enseigner que la Grande Guerre a laissé ses traces.

Engins non explosés, une menace durable

Car les tirs s’accompagnent immanquablement de « ratés » qui, selon l’incidence de la trajectoire à l’impact et la nature du sol, ricochent ou pénètrent les sols. Ces engins non explosés sont à l’origine d’une pollution pyrotechnique des sols : 25 % des (milliards) engins tirés durant la Grande Guerre n’ont pas éclaté, 14 % des bombes larguées sur l’Europe durant la Seconde Guerre mondiale et environ 5 % pour des projectiles modernes.

Ils constituent une menace durable pour les populations et un frein à la sécurité des travaux de relèvement des ruines et de reconstruction. Le désobusage s’inscrivit dans la dynamique de la guerre en 14–18 : un mois après le déclenchement des hostilités, des instructions en ce sens étaient passées au sein des armées pour protéger les populations, reconquérir les terres agricoles et sécuriser les arrières d’approvisionnement.

L’Ukraine, minée de longue date

En Ukraine, la problématique n’est pas nouvelle : en 2014, le pays était déjà le plus miné au monde, surclassant la Syrie.

À compter de 1993, deux ans après la chute de l’URSS, les munitions conventionnelles sont ajoutées à la liste des armes démolies en Ukraine, dans la Fédération russe et les nouveaux États post-soviétiques. Les forces armées ukrainiennes héritent alors de quantités significatives de munitions, ainsi que du redéploiement d’armes sur leur territoire après le retrait des troupes russes des anciens états du Pacte de Varsovie. Conduisant ainsi à l’accumulation d’énormes stocks de munitions dans le pays.

En 2005 déjà, en moyenne, la capacité de stockage dans les dépôts ukrainiens était dépassée de 20 à 40 %. Plus de 60 % de ces munitions (idem) sont entreposées à l’air libre et donc exposées aux intempéries, aux écarts de température et donc à la corrosion. Plus inquiétant, des composés chimiques instables se formèrent sur environ 15 % des engins présents dans ces dépôts. Après l’expiration de leur durée de vie, leur susceptibilité au choc, corrosion chimique et à la température s’accroît sensiblement.

Fin 2004, le stock officiel de munitions s’élevait à environ 2,5 millions de tonnes, parmi lesquels 1,5 million de tonnes classées en surplus, sujettes à démolitions (soit 60 % du stock). L’urgence concernait 340 000 tonnes, en grande partie constituées de projectiles entreposés depuis la Première et la Seconde Guerre mondiale, nombre d’entre eux étaient jugés intransportables. 24 000 tonnes de roquettes et missiles en tout genre nécessitaient une élimination en urgence.

Démolitions sauvages

L’Ukraine a délaissé ces munitions d’artillerie, roquettes, pour se focaliser d’abord sur la destruction des mines, en respect de la Convention d’Ottawa. Entre 2002 et 2003, l’Ukraine a démoli, avec l’assistance de l’OTAN 404 000 mines antipersonnelles de type PMP et 6 millions de mines chargées de liquide.

Entre 1996 et 1999, la démolition et la neutralisation des munitions n’ont pas été financées par l’État et seules les munitions « profitables » furent détruites pour les récupérer, les vendre et ainsi couvrir les coûts des opérations. La période est connue sous le nom « d’ère des démolitions sauvages » qui révéla un nombre de problèmes en lien avec les lourdeurs bureaucratiques, la corruption et d’autres abus.

Fraudes et démolitions contractuelles et commerciales illicites des restes de guerre jalonnèrent aussi la sortie de Grande guerre en France, entreprises et individus isolés cherchant le profit au détriment des intérêts collectifs de protection des populations.

Au-delà des préoccupations sécuritaires, ces surplus militaires en Ukraine sont un enjeu pour la sûreté, le risque de trafic d’armes, et l’alimentation du terrorisme par le détournement d’armes, matériels et matières explosibles anciennes. Il suffit de se projeter dans l’entre-deux-guerres en France pour s’en convaincre, avec le détournement d’armes anciennes à des fins terroristes, au bénéfice d’une organisation complotiste, le Comité secret d’action révolutionnaire (CSAR).

Aide de l’OTAN

En 2005, l’Ukraine était en mesure de neutraliser environ 20 000 à 25 000 tonnes de munitions et des dizaines de milliers de pièces d’armes portatives – limite technique à la démilitarisation ou un frein pour conserver un arsenal, on l’ignore.

À ce rythme de travail, le temps nécessaire à l’éradication des stocks de munitions obsolètes et dangereuses s’élevait à environ 50 ans. Déloger des sols des engins de guerre pour pacifier les sols, le travail de déminage est dangereux, lent, difficile mais aussi coûteux. En Ukraine, 174 000 km2 de terrain seraient rendus dangereux par ces engins. Le retour des populations à une vie normale passe par la dépollution de ces sols.

Un fonds d’affectation spéciale pour le projet-cadre de démilitarisation a donc été mis en place sous l’égide de l’OTAN. La seconde phase du projet a été initiée en 2011. Le leadership de l’opération a été octroyé aux États-Unis, mais d’autres pays et organisations internationales contribuent aussi sur le plan financier et opérationnel. Depuis, plus de 29 600 tonnes de munitions, 2,4 millions de mines antipersonnelles ont été éliminées. Les opérations de démilitarisation des munitions anciennes en Ukraine furent temporairement suspendues avec la pandémie du Covid-19.

De nombreux enjeux sont associés à cette « ammo threat » : environnementaux, militaires et sécuritaires (risques d’explosions, d’actes de malveillance et terrorismes, trafics illégaux de munitions, etc.) mais aussi financiers.

Une dépollution polluante

L’historiographie de la sortie de la Grande Guerre nous enseigne aussi qu’« il n’existe pas de méthode appropriée pour éliminer les munitions » selon les termes de Francis Norman Pickett, géant du désobusage industriel en France et en Belgique dans l’entre-deux-guerres.

Des millions de tonnes de projectiles furent neutralisés et détruits industriellement dans la période de sortie de la Grande Guerre, dans l’entre-deux-guerres, jusqu’en 1941 en France, en Belgique et en Allemagne.

Les recherches environnementales démontrent aujourd’hui le caractère polluant de ces opérations pour les sols et les eaux souterraines, avec des pollutions rémanentes mesurables cent ans après la clôture de ces opérations.

La démolition de ces forts tonnages de REG a transformé les pollutions pyrotechniques des sols en pollutions chimiques.

Le futur défi de l’Ukraine

La quête d’une stratégie pour libérer les sols ukrainiens de ces surplus est devenue d’importance majeure, renforcée par la prolifération des armes et la pollution des sols par les engins, mines et projectiles non explosés depuis 2014.

La tâche est immense et les enjeux, aussi économiques, dépassent les frontières du pays. Les combats, puis la pollution des terrains par les REG, surfaces par ailleurs transformées en champs de trous et bosses, entravent la libre culture des terres parmi les plus fertiles au monde et déséquilibrent les marchés du blé et des oléagineux à au niveau mondial.

C’est donc un autre défi qui attend l’Ukraine lorsque se tairont les canons, celui de la sortie du conflit. Car comme l’a écrit le chimiste allemand Karlheinz Lohs en 1991, « la guerre ne se termine pas le jour du dernier tir » et l’histoire nous enseigne qu’entrer en guerre est moins complexe qu’en sortir.

Les autorités ukrainiennes planchent sur des accords d’assistance au déminage mais le pays ne solutionnera pas ce problème tout seul. Compte tenu de l’ampleur de la tâche, il est vraisemblable que les aspects liés à la protection de l’environnement soient relégués au second plan face aux enjeux sécuritaires. Une nouvelle fois, on protégera les populations face à un risque immédiat tout en délaissant les risques à long terme qu’elles ne comprennent pas, déportés du champ de bataille à l’eau du robinet.

Daniel Hubé, Ingénieur environnementaliste, BRGM

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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