Mélanie Dufour-Poirier, Ph. D., Université de Montréal et Jean-Paul Dautel, Ph. D., Université du Québec en Outaouais (UQO)
La santé mentale est un enjeu majeur de notre société.
Ses coûts s’estiment à environ 50 milliards de dollars à chaque année au Canada. Au Québec, depuis la pandémie liée de Covid-19, près d’un travailleur sur deux éprouverait désormais de la détresse psychologique.
Parmi les éléments pathogènes figurent la porosité des temps de travail, l’isolement, la concurrence entre les collègues et les exigences d’une rentabilité à court terme. Des formes d’organisation du travail plus stressantes occasionnent de la surcharge et une augmentation des rythmes de travail.
Cela appelle à repenser les modes de gestion pour mieux protéger en amont la santé mentale des employés, par une démarche participative impliquant tous les acteurs du milieu de travail. Elle se pose en porte-à-faux avec la tendance visant à individualiser la prévention et le traitement de ces atteintes.
Dans le sillage de ces réflexions, nous avons développé une démarche de recherche-intervention qui s’aligne sur la réforme du régime québécois de santé et de sécurité au travail de 2021. Respectivement professeure à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal et professeur au département de relations industrielles de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), nous nous intéressons à l’effectivité du droit de la santé et de la sécurité du travail sur la santé mentale.
La réforme oblige désormais les entreprises à établir un programme de prévention pour mieux protéger la santé mentale des travailleurs. Il doit prévoir entre autres l’identification et l’analyse des atteintes à la santé mentale, les mesures pour leur élimination, la surveillance, l’évaluation et le suivi, ainsi qu’un échéancier pour leur mise en place. À ces obligations s’ajoutent celles de prévenir et de contrer toute situation de harcèlement et de violence sur les lieux de travail.
Ces nouvelles obligations légales ouvrent la porte à la mise en place d’une démarche participative, sollicitant la contribution conjointe et active des acteurs du travail (employeurs, travailleurs, et leurs représentants, notamment syndicaux) dans la mise en place de mesures de prévention en phase avec les réalités du terrain. En somme, il s’agit de « co-construire » des mesures basées sur une compréhension commune de la réalité de tous et de toutes.
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Comprendre le travail vécu et réel
L’originalité de notre démarche réside dans la perspective collaborative qui l’alimente en amont.
Nous misons ainsi sur les savoirs pratiques mobilisés par les acteurs du travail (à tous les niveaux de l’entreprise) dans le repérage et l’analyse des risques professionnels et la co-construction d’un programme de prévention en découlant.
Il faut valoriser la parole des femmes et des hommes qui vivent le travail pour bâtir des mesures réelles et effectives de prévention des risques pour leur santé mentale. Ce droit à s’exprimer collectivement doit permettre de prendre en charge très tôt les symptômes des dysfonctionnements organisationnels (démotivation, stress, conflits, etc.) et d’en rechercher les causes profondes (intensité des temps de travail, manque d’autonomie, exigences émotionnelles face à toute situation, conflit de valeur, insécurité de l’emploi, etc.).
On parle ici de la fine connaissance du travail réel et vécu par les travailleurs dans l’exercice de leurs fonctions au quotidien, accusant souvent un décalage avec le travail prescrit par leur hiérarchie.
Une telle philosophie s’inscrit dans l’esprit qui animait la promulgation des lois en santé et sécurité au travail au Québec en 1979 : miser sur la contribution active et volontaire de l’ensemble des acteurs du travail, spécialement regroupés au sein d’instances représentatives en SST, afin de déterminer les actions préventives à mettre en place pour protéger la santé et la sécurité des travailleurs.
Explorer, intervenir, expérimenter, implanter et évaluer
Sur un plan opérationnel, notre démarche se décompose en quatre phases. Son approche permet de comprendre le travail et de le repenser.
Exploration: il s’agit de comprendre les problématiques issues du travail qui peuvent affecter la santé mentale des travailleurs. Celles-ci sont souvent en lien avec ses modes d’organisation. Il peut s’agir par exemple du design du travail en lui-même (horaires de travail, définition des fonctions), des modes de gestion en place (évaluation professionnelle, évolution de carrière) et des politiques encadrant la réalisation de la prestation de travail (procédures internes). Une fois identifiées ces problématiques, les acteurs du travail spécialement mobilisés seront appelés à les contre-valider. De cette phase émerge la rédaction préliminaire des actions transformatrices du travail. Celles-ci seront confrontées par la suite à la réalité du terrain de manière à éprouver leur pertinence et leur efficacité.
Intervention et co-construction: il s’agit de réaliser un diagnostic global des problématiques par le biais d’une analyse fine du travail au moyen de la tenue d’entretiens semi-dirigés individuels et collectifs, auprès des interlocuteurs clefs (parties patronale et syndicale, travailleurs). Il peut s’agir aussi de sondages et de phases d’observations non participantes, notamment lors de réunions. S’ensuivra la co-construction de pistes de solutions préventives à intégrer dans un protocole permettant de tester leur pertinence et leur opérationnalité.
Expérimentation cette troisième phase vise à éprouver encore davantage des solutions dégagées antérieurement (aménagement du temps et de la charge de travail, révision des politiques de conciliation entre le travail et la vie personnelle, transformation des pratiques de gestion et de supervision). Elle vise à intégrer les mesures dans le programme de prévention, en synergie avec les particularités du milieu de travail participant.
Implantation et évaluation c’est la dernière étape de validation des solutions préventives. Elle inclut également la réalisation d’un bilan de la démarche. Il aidera à élaborer une méthodologie qui pourrait potentiellement être répliquée à d’autres départements de l’organisation.
Des enjeux organisationnels, et de santé publique
Cette démarche comporte plusieurs avantages pour l’ensemble des acteurs du travail. Tout d’abord, elle met en valeur leurs savoirs permettant de mieux comprendre les facteurs d’atteintes à la santé mentale au travail, et à la suite leur traitement préventif.
Elle alimente ensuite les réflexions en ce qui a trait à la diffusion de meilleures pratiques et de mesures de formation.
Enfin, nos travaux réitèrent l’importance de faire de la santé mentale une occasion de revisiter le travail pour mieux le penser… et le panser ! La montée en force des problématiques de santé mentale au travail, en nombre et en acuité, souligne la nécessité de faire de ces atteintes des enjeux d’ordre organisationnel et de santé publique, peu importe le pays où elles se déploient.
Mélanie Dufour-Poirier, Ph. D., Professeure agrégée à l’École de relations industrielles, Université de Montréal et Jean-Paul Dautel, Ph. D., Professeur en santé et sécurité du travail, Université du Québec en Outaouais (UQO)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.